Un jour d’octobre 1940, est venu à la maison un monsieur qui s’est assis à la table du salon, en face de mon père. Il lui a demandé toutes sortes de renseignements concernant sa ferme, sa voiture, l’immeuble, enfin tout ce que nous possédions. C’était un administrateur de biens.
Il avait été nommé, comme ses collègues dans toute l’Algérie, pour annoncer aux Juifs que désormais ils ne possédaient plus rien, ni biens, ni passeport français, et n’avaient plus le droit d’exercer leur métier. Nous, les Juifs d’Algérie, étions protégés par le décret Crémieux, datant de 1870, qui faisait de nous des citoyens français, au même titre que les autres colons. Il faut dire que ce décret avait nourri un antisémitisme qui a pris toute son ampleur dans les années trente. L’administration pétainiste avait abrogé le décret Crémieux le 7 octobre 1940. Cela signifiait qu’à compter de ce jour, nous étions spoliés de nos biens, et déchus de la nationalité française. Nous n’avions plus de passeport ; nous ne pouvions plus percevoir les loyers de l’immeuble de ma grand-mère, ni les revenus agricoles de mon père. Nous n’avions plus rien, tant du côté de mon père que de celui de ma mère. Et moi qui continuais à chanter «Maréchal nous voilà» dans la cour de l’école, et dans les rues, et au stade, les jours de gymnastique !! Mais plus pour longtemps ! Pour moi et mes sœurs, le pire était à venir. Quelques mois plus tard, un samedi, je suis rentrée de l’école avec une lettre pour mon père. Il m’a expliqué après l’avoir lue que je ne pourrais pas retourner en classe le lundi suivant. Dès 1940, dans toute l’Algérie, des professeurs et des instituteurs avaient été chassés de leurs postes du jour au lendemain, mais depuis le 21 juin 1941, une loi de Vichy instaurait un numerus clausus restreignant l’accès à l’enseignement des enfants juifs.. C’est seulement à partir de cette date que j’ai commencé à souffrir de la situation. La confiscation de nos biens, j’étais trop jeune pour en prendre la mesure, alors que l’école, c’était mon quotidien. Pour moi, l’école, c’était la liberté ! Les rires, les cris, les jeux, la joie ! Ah ! Comme cela me paraissait injuste de ne plus participer à tout cela…je ne l’ai jamais accepté. La seule chose que je parvenais à comprendre, c’est que tout cela nous arrivait parce que nous étions juifs ! Pourtant dans cette école, j’avais levé maintes fois le drapeau français, et rien ne me distinguait des autres petites filles. Les étoiles jaunes attendaient à la mairie, prêtes à être distribuées. Elles ne l’ont jamais été. À la rentrée 1941, nous voici donc, mes sœurs et moi, ainsi que tous les enfants juifs en âge scolaire, interdits d’école. Pour nos parents, il était intolérable que leurs enfants soient privés d’éducation. Une personnalité courageuse nous a permis d’échapper à cette situation, et je veux lui rendre hommage : André Bénichou, un professeur agrégé de philosophie. Son fils Pierre, que l’on voit souvent à la télévision, était alors un petit garçon que je croisais sur le chemin de l’école. Je conserve, avec beaucoup de fierté, un tableau d’honneur de l’année de 4e, signé de la main d’André Bénichou, le courageux directeur de l’établisse- ment qui nous a permis de continuer nos études, aidé de son frère Georges, notre professeur de français. André Bénichou a loué un immeuble de trois étages dont il a rapidement transformé les pièces en salles de classe. Ce cours privé s’appelait le cours Descartes. Les meilleurs professeurs y enseignaient, presque tous venus des lycées publics de la ville. Certains venaient pour améliorer leur ordinaire, d’autres étaient là par esprit de résistance. En ces lieux, nous avons croisé plusieurs fois Albert Camus et sa femme, car une belle-sœur de l’écrivain enseignait dans l’établissement, et lui-même venait saluer ses amis André et Georges Bénichou.
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